65.

Les deux hommes hésitèrent en sortant de la maison puis tournèrent à gauche et descendirent le long de la rue. David les regarda marcher jusqu’à la Volvo noire garée à une centaine de mètres. Il était au volant de la Volkswagen de l’autre côté de la rue. Lorsqu’il vit que les deux hommes étaient montés dans leur voiture et lui tournaient le dos, il démarra, les laissa s’enfoncer dans la circulation du petit matin, il les suivit après avoir laissé passer cinq ou six voitures.

Il était allé directement à l’appartement de Harry et s’était assuré que personne n’y était encore venu, puis avait passé toute la nuit dans la voiture à surveiller l’entrée du bâtiment. Les deux hommes étaient arrivés juste après cinq heures, un grand et un autre, de taille moyenne, mais David n’avait pas pu distinguer leurs visages dans l’obscurité. Ils étaient restés presque trois heures à l’intérieur.

Ils n’étaient apparemment pas pressés et David fit attention de ne pas trop s’approcher. Ils se dirigèrent tout d’abord vers le nord avant de tourner à gauche sur Nordau, pour descendre jusqu’à Herzl avant de prendre la direction de Yafe Nof au sud. La circulation était de moins en moins dense, il devenait difficile de suivre discrètement la Volvo. David devait laisser un espace si grand entre sa voiture et celle des deux hommes qu’il craignit à plusieurs reprises de les perdre de vue. Mais ils finissaient toujours par réapparaître devant lui sur la route. Malgré le soleil, la neige n’avait pas complètement fondu. Les pneus donnaient l’impression qu’ils allaient s’enflammer sur le goudron. De chaque côté, les bâtiments se faisaient plus clairsemés, on approchait de Yad Vashem. Était-ce là qu’ils se rendaient ? David regarda sur la droite, le mont Herzl était couvert de givre. La Volvo tourna à gauche en arrivant au carrefour et prit la rue qui menait à Qiryat Ha-Yovel. Ils s’arrêtèrent devant une grande maison sur Zangwill, pas loin du Jérusalem Sports Club. David les dépassa sans même un regard et tourna pour entrer dans le club. S’ils l’avaient repéré, le voir entrer là apaiserait leurs craintes. Dans son rétroviseur, il vit les hommes pénétrer dans la maison. Quand la voie fut libre, il ressortit du club et gara sa voiture un peu plus loin dans une rue perpendiculaire. C’était un quartier calme, moderne, respectable, de toute évidence le propriétaire de cette maison était un personnage important. David se demanda quel était son nom sur la liste.

Il passa lentement devant la maison en l’observant attentivement. Elle était un peu en retrait par rapport à la rue et il y avait un petit jardin devant. Une allée étroite menait à la porte d’entrée et contournait la maison jusqu’à l’arrière. Il eût été trop difficile d’approcher directement par la façade, il y avait trop de fenêtres et nulle part où se cacher. Il alla jusqu’à Tora wa-Avoda. Un large chemin goudronné menait à la cour d’une école qui donnait ensuite sur un vaste espace au bout duquel se dressait une rangée de maisons, dont celle qui l’intéressait.

La rue était déserte, les enfants étaient en classe et leurs parents étaient chez eux ou au travail. David sauta par-dessus les fils de fer et marcha lentement jusqu’au mur. Il savait quel était le mur qu’il lui faudrait escalader, la maison était la seule à posséder un toit vert et deux antennes de télévision. Il n’y avait apparemment pas de système de sécurité. Il décida de risquer le coup.

David n’eut aucun mal à franchir le mur et se retrouva dans un grand jardin parsemé de buissons et de parterres de fleurs. Il se laissa tomber doucement sur le sol et se recroquevilla, prêt à bondir au moindre danger. Un chien aboya brièvement. À toutes les fenêtres de ce côté-ci de la maison, les rideaux étaient tirés. David s’approcha en se dissimulant derrière les buissons, sans savoir exactement ce qu’il allait faire. Il valait mieux attendre la nuit pour pénétrer dans la maison, songea-t-il, mais il allait tout de même profiter de sa présence pour inspecter les lieux.

Il observa le dos de la maison pendant un bon moment, mais n’aperçut pas le moindre mouvement aux fenêtres et personne n’emprunta la porte de derrière qui se trouvait juste à sa gauche. Il n’y avait pas de système d’alarme contre les cambriolages, il pensa qu’il serait facile d’entrer. Puis il aperçut une lumière qu’il n’avait pas remarquée, s’échappant d’une fenêtre du sous-sol. Gagné par la curiosité, il se glissa jusqu’à l’ouverture qui faisait environ cinquante centimètres de long sur vingt de large. Il s’allongea sur le sol et regarda à l’intérieur.

Une simple ampoule électrique illuminait une scène sinistre. La pièce était assez grande et devait faire la moitié de la surface totale de la maison. Les murs étaient blancs et le sol consistait en une chape de béton. Çà et là, des taches d’humidité souillaient la blancheur des murs. L’ampoule ne parvenait pas à éclairer les coins de la pièce, où se blottissaient des ombres menaçantes. Il y avait une grande chaudière dans un coin, et encore autre chose que David prit pour le moteur d’un système d’air conditionné.

Il y avait cinq hommes dans la pièce, les deux qu’il avait suivis et trois autres. Le troisième homme était maigre et usé par les années, avec de longs cheveux gris sale en mèches désordonnées, coiffés en arrière pour recouvrir un crâne dégarni, son cou était noueux et ses veines apparaissaient sous la peau. Ses yeux étaient comme hallucinés, et son visage était couvert de rides. Le général Gershon Neusner se tenait à côté de lui. David le reconnut grâce aux photos qu’il avait vues maintes fois dans le Jerusalem Post. Le cinquième homme tournait le dos à David, mais sa silhouette avait quelque chose d’étrangement familier.

Ils parlaient d’un air grave. Malgré un calme apparent, l’homme maigre semblait de plus en plus agité, sans doute à cause de la nouvelle que ses amis étaient arrivés chez Harry pour découvrir que l’oiseau s’était envolé. David percevait leurs voix et comprit qu’ils discutaient de la conduite à suivre, mais il ne pouvait discerner ce qu’ils disaient. Neusner était celui qui parlait le moins mais tout le monde lui prêtait attention dès qu’il prenait la parole. David aurait aimé entendre ce qu’ils avaient décidé mais c’était impossible depuis sa position. Fallait-il essayer d’entrer dans la maison et écouter à la porte du sous-sol sans être vu ? L’idée lui parut dangereuse et inutile et il continua d’observer.

Tout à coup, les hommes se séparèrent comme s’ils venaient de prendre une décision. Les deux inconnus qu’il avait suivis se dirigèrent vers l’escalier. Il put alors voir, derrière l’endroit où ils s’étaient tenus, un lit d’hôpital blanc d’une propreté impeccable, mais au milieu du lit il y avait quelque chose d’informe d’une couleur rougeâtre. David eut tout d’abord du mal à discerner de quoi il s’agissait exactement, mais il lui semblait évident que ce n’était pas une forme humaine. Regardant plus attentivement, il comprit soudain avec un frisson d’effroi que cette chose allongée sur le lit était ce qui restait du corps de Katje Horowicz. Il se sentit pris de nausée et se détourna pour vomir. Il s’agenouilla sur la neige à côté de la fenêtre, tremblant de la tête aux pieds. Il pouvait à peine deviner les sévices qu’on lui avait infligés et pria pour qu’elle fût demeurée inconsciente tout le temps de son supplice. Même après ce qu’il avait vu à Saint-Nilus et à Iram, il avait du mal à croire qu’un être humain puisse infliger de telles souffrances à un autre.

Quelques minutes plus tard, il se força à reprendre ses esprits et regarda de nouveau à travers la fenêtre. Il voulait voir le visage du cinquième homme, celui qui lui avait tourné le dos jusque-là. Il essayait autant que possible de ne pas regarder vers le lit. Pourquoi ne recouvraient-ils pas le corps ? Puis, du coin de l’œil, il s’aperçut que celui-ci bougeait encore : elle était toujours vivante.

L’homme qui lui tournait le dos sortit quelque chose de sa poche et s’approcha du lit. C’était un revolver. Il le posa contre ce qui avait été la tête de Katje et tira. David entendit l’explosion, vit la masse informe sur le lit secouée par un spasme avant de s’immobiliser complètement. Il remit le revolver dans sa poche et se retourna pour faire face à ses complices. David avait déjà vu ce visage. Il l’avait vu la veille : c’était Rabin, le major du Mossad à qui il avait remis la copie du dossier Walkyrie et les autres papiers.

La liste de noms du dossier Walkyrie était donc incomplète. Il y en avait d’autres.